Penser à se réjouir
Il y a quelques jours, lors d’une marche dans un coin perdu du Népal, sur un chemin de terre sinuant entre hameaux et champs de thé, je me suis souvenu de mon premier voyage dans ce pays il y a un peu plus de 10 ans. Je me suis souvenu du couvre-feu, de la guerre, des interdictions de circuler la nuit, de l’armée qui avait peur, qui arrêtait votre véhicule au détour d’une route, vous en faisait descendre et braquait sur vous une arme automatique. Je me suis souvenu des Maoïstes qui rançonnaient les villageois, qui leur prenaient leurs biens s’ils ne pouvaient payer leur impôt, ou bien parfois leur enlevait un fils. Je me souviens des récits d’exécution, d’un père ou d’une mère en pleurs, je me souviens de toutes ces douleurs-là et aujourd’hui, sur mon petit chemin qui serpente au milieu d’une nature splendide, je me dis que parfois on oublie de se réjouir, on oublie de regarder ce qui va bien. Il est facile de passer sa vie à soupirer, comme si tout était mieux hier, comme si tout foutait le camp alors que parfois le monde s’améliore, dommage de ne pas s’en rendre compte, dommage d’oublier de se réjouir. Alors je me suis arrêté de marcher, j’ai regardé autour de moi, j’ai regardé ce splendide paysage dans ce pays en paix, dans ce pays dont la guerre avait disparu. J’ai pris tout mon temps pour ça. Tout mon temps à contempler. A me réjouir. Parfois le monde est beau.
Le gaur : un désherbant puissant
Dans une plantation de thé, il m’arrive de tomber nez à nez avec des bestioles variées : charmantes coccinelles, ravissantes libellules, jolis papillons, araignées de toutes sortes, inoffensives pour certaines, un peu moins pour d’autres, mygales, sangsues, passereaux, rapaces, rongeurs, vers de terre, mangoustes, serpents longs comme le bras, cobras compris, chevreuils et j’en passe. Je rencontre le bison indien – que l’on nomme aussi gaur -dans le sud de l’Inde uniquement. Il est d’une puissance impressionnante. Les tigres, encore présents dans cette région, se mettent à plusieurs pour en faire leur repas. En attendant, le gaur se promène avec une certaine délicatesse entre les théiers. A défaut de se nourrir des feuilles de cet arbuste il raffole de toutes les mauvaises herbes qui poussent entre deux rangées. Une aide au désherbage, en somme.
Qui est Monsieur TIAN ?
Wen Rong TIAN a eu deux vies, la première, en tant que professeur d’éducation physique et la seconde qui a commencé il y a 27 ans, en tant que producteur de thé. De la première il conserve le goût pour une vie saine, un entraînement quotidien exigeant, une hygiène alimentaire stricte. La seconde lui est venue de son père lequel a durant 20 ans dirigé une usine de thé. Mais le fils a dépassé le père et, aujourd’hui, Wen Rong TIAN est l’un des principaux sinon le principal producteur de thé noir du Yunnan. Il en manufacture d’excellents et il revendique même la paternité de ces fameux Bourgeons du Yunnan et autres Aiguilles d’Or produits dans cette province. Je lui ai rendu visite du côté de Baoshan, où il vit. Sa passion n’est pas tant de se promener dans les champs de thé que de passer sa vie à déguster ses thés et à en améliorer les procédés de fabrication. Il vit, dort, mange, bouge et respire à quelques mètres de la factory. Sa fierté ? à partir de simples feuilles, réussir à faire des thés parmi les plus sublimes du monde. Et contrairement à beaucoup de producteurs chinois, il préfère les thés noirs aux thés verts pour la générosité de leur parfum et leur suavité.
Darjeeling manque de main d’œuvre
La situation à Darjeeling est contrastée. La vie a repris dans tout le district. Les routes, les boutiques, les hôtels sont à nouveau ouverts. Les plantations de thé, également. Mais l’ampleur de la tâche est considérable puisque les théiers ont disparu sous les mauvaises herbes. Rien de grave pour les arbustes, ils sont en parfaite santé, mais il faut couper toute cette végétation puis rabattre nos chers camellia sinensis afin qu’ils retrouvent leur taille initiale. Malheureusement, la main d’œuvre manque à Darjeeling. Durant les 3 mois qu’a duré le coup de force en vue d’une autonomie régionale, de nombreux hommes ont quitté les montagnes pour aller chercher du travail ailleurs. Et les plantations n’ont aujourd’hui pas assez de monde pour effectuer ce travail de défrichage et de taille. Or ce travail est essentiel pour espérer une belle récolte au printemps prochain. Sinon, le thé de Darjeeling va manquer et les faux Darjeeling, qui commencent déjà à circuler, vont envahir le marché. Cela serait une catastrophe pour Darjeeling et j’espère de tout mon cœur qu’elle ne se produira pas. Il va falloir être très vigilant.
Cultiver du thé : les conditions indispensables
A l’occasion d’une visite à l’Institut Himalayen des Ressources Biologiques, le Docteur Rakesh Kumar rappelle à celles et ceux que j’ai invités à partir en voyage avec moi les conditions indispensables à la culture du thé : un sol acide (ph compris entre 4,5 et 5,5), une température évoluant entre 15 et 32° ainsi que des précipitations abondantes (de l’ordre de 1.500 mm d’eau par an). Bien sûr, l’altitude, l’ensoleillement, la déclivité du terrain vont aussi influer sur la façon dont la plante va se comporter.
Je choisis cette photo pour illustrer ce qu’est la déclivité. Sans nul doute c’est dans les contreforts de l’Himalaya que je rencontre les pentes les plus raides. Des pluies abondantes et un sol bien drainé, un rêve pour le théier !
Dégustation avec Manuel, Meilleur Sommelier de France
Meilleur Sommelier de France, Manuel Peyrondet s’intéresse aussi au thé. Il est venu déguster avec moi quelques grands crus, préparés à température ambiante, c’est-à-dire ayant infusé 1 heure précisément dans une eau à 20 degrés. Nous avons discuté des accords thés et mets, sous l’œil de Vanessa Zochetti qui nous interviewait pour le prochain numéro de Bruits de Palais. Déguster avec un sommelier, a fortiori avec Manuel, ancien sommelier du George V, ancien chef-sommelier chez Taillevent puis au Royal-Monceau représente une expérience unique. Dans le monde de la gastronomie, nous vivons souvent chacun dans notre bulle, concentré sur le produit auquel nous nous consacrons, le vin, pour Manuel, le thé, pour moi et cela fait un bien fou de sortir de ses frontières, de confronter ses ressentis, de se frotter à des textures, à des arômes, à des saveurs différentes. Cela donne des échanges particulièrement enrichissants.
Et pour celles et ceux qui ne boiraient pas que du thé, Manuel anime un club d’amateurs, excellente adresse pour qui souhaite se constituer une cave et participer à des dégustations : www.chaisdoeuvre.com
(photo : Emmanuel Fradin)
Vers des récoltes mécanisées ?
Récolter des feuilles de thé à la main nécessite une main d’œuvre extrêmement importante, mais la récolte manuelle est gage de qualité. Certains centres de recherche, comme ici dans le nord de l’Inde, travaillent à l’optimisation de la mécanisation. On taille les arbustes de façon différente et on cherche ainsi à définir quel type de coupe mécanique permettra demain les récoltes les plus abondantes. Inutile de vous dire que je redoute la mécanisation à venir même si, dans le seul cas du Japon, elle existe depuis longtemps et n’altère pas la qualité du thé du fait de l’extrême méticulosité des fermiers de ce pays.
(photo : Laurence Jouanno)
En boutique, des moments importants
Certes, je passe beaucoup de temps dans les champs de thé, mais je suis parfois dans les boutiques de Palais des Thés, auprès des équipes, pour leur raconter mes aventures, répondre à leurs questions et déguster des thés ensemble. Ce sont des moments très importants pour moi. Ils sont toujours effarés lorsque je leur parle des sangsues qui collent à la peau sur les chemins humides, des frelons entiers que l’on vous sert frits, pimentés et agrémentés de gingembre et d’ail, du côté du Xishuangbanna, de l’alcool local bu cul-sec au réveil parce qu’ainsi le veut la tradition chez les montagnards du nord-Viêtnam. Je leur raconte mes nuits à écouter la jungle. La peur du tigre. J’ai toujours une ou deux anecdotes qui me viennent aussi, comme ce singe qui attrape le sac d’une touriste et, sous nos yeux médusés, en sort un passeport dont il déchire chaque page jusqu’à la dernière… Ici, à Toulouse, en compagnie d’Océane, de Marc, de Léa et de Florence, responsable de la boutique de Toulouse et de Blagnac et qui a eu l’occasion de passer quelques jours avec moi en Inde, dans les plantations de thé.
Des thés de qualité au pied des Dhauladhar
Les tensions qui règnent à Darjeeling, même si elles semblent connaître enfin une éclaircie, ont guidé ce mois-ci mes pas vers d’autres montagnes. Au pied de la chaîne des Dhauladhar, à un jet de pierre du Cachemire, s’étendent quelques plantations de thé qui méritent le détour. Pas seulement pour cette vue sublime qu’elles offrent sur le massif himalayen mais aussi pour les efforts des différents producteurs locaux, efforts qui portent leur fruits. Alors que la région a fait durant des décennies un thé vert assez commun, consommé localement, on y trouve depuis peu, en cherchant bien, des thés plus artisanaux et très variés, qui se dégustent avec beaucoup de plaisir. En contemplant les Dhauladhar, bien sûr.